Le salafisme, une voie pour dépasser le postmodernisme ..Étude de cas : la chaîne de télévision salafiste an-Nâs
Les chaînes de télévision salafistes, et les médias salafistes en général, peuvent être appréhendés comme le fruit d’une islamisation de la modernité. Il est vrai que certains intellectuels islamistes préfèrent parler d’une « islamisation des savoirs ». Une telle approche reste trop théorique, ou trop philosophique, à nos yeux. Aussi préférons-nous nous intéresser à la manière avec laquelle les produits de la modernité (ici les médias), sont mis au service du prosélytisme et de la diffusion de l’idée d’islam – ce que nous appelons islamisation de la modernité. D’emblée nous observons que l’islamisation des médias modernes soulève un certain nombre de questions. Nous nous interrogerons surtout sur les modes et l’impact des télévisions satellitaires, sur le contenu du prêche salafiste. Partant, nous nous demanderons si le message salafiste (fondamentalement orthodoxe) n’a pas été dénaturé par son accès aux médias modernes, alimentant ainsi un certain pluralisme, qui fait de la religion un produit de consommation, exactement comme a pu le faire le courant de la nouvelle religiosité 2. L’émergence dans les années 1990 de cette nouvelle religiosité, de ce « retour de l’islam », est en effet liée à l’influence considérable des médias sur le discours musulman. Il ne serait pas déplacé de classer ce phénomène dans la rubrique « post-moderne », tant il s’éloigne du fait religieux traditionnel, qu’il soit officiel ou politique, se détournant des différentes thèses orthodoxes à caractère idéologique, pour se rapprocher de l’idée d’une consommation du religieux, et donc de la notion de marché.
Développement des médias salafistes
Les évolutions du paysage religieux dans le monde arabe ne peuvent être réduites au seul phénomène de la nouvelle religiosité, portée par les nouveaux prédicateurs 3. On assiste aussi, depuis plusieurs années, à un essor de ce qu’il est convenu d’appeler « les médias salafistes ». Ceux-ci peuvent être considérés comme le fruit d’une vague d’investissements dans des télévisions satellitaires religieuses, qui adoptent le discours salafiste pour s’adresser à différents secteurs de la société, qui ont déjà en commun une orientation éthique donnée : la pratique salafiste. Depuis quatre ans, nous assistons à une prolifération effrénée de ces chaînes, qui sont devenues des incontournables du nouveau paysage audiovisuel arabe. Ainsi aurons-nous des chaînes comme al-Majd (la grandeur), al-Hikma (la sagesse), ar-Rahma (la miséricorde), al-Hâfez (le gardien)... et bien sûr an-Nâs (les gens), qui constitue un cas d’école tant du point de vue de son importance, que de son ancienneté. C’est donc ici à travers l’étude particulière d’an-Nâs que nous ambitionnons de décrypter l’audiovisuel salafiste.
Les salafistes ont très vite su exploiter les technologies modernes, et ce, depuis les cassettes vidéo (largement et efficacement utilisées) jusqu’au réseau Internet (dont prédicateurs et cheikhs salafistes ont tiré le meilleur parti, au point de s’y imposer comme courant dominant). Plus récemment, ce sont les télévisions satellitaires qui ont attiré l’attention du mouvement, et ce dans la mesure où elles permettent de tisser un lien plus direct avec leur public. En effet, l’interaction entre image et parole permet un haut degré de connectivité, de fidélisation, et donc offre la possibilité de transmettre un message plus complet. Ajoutons que le discours télévisuel, repose en grande partie sur la notion d’interactivité.
Les télévisions religieuses ont une force d’impact indéniablement supérieure à celle des sites Internet. Avant l’apparition de ces chaînes, le réseau Internet accueillait déjà toutes sortes de sites islamiques, exprimant la diversité des écoles et des approches salafistes.
Contrairement à Internet, où le salafisme s’est déployé de manière intense, directe et très claire, avec toutes les nuances qui caractérisent ses différents discours, la télévision donne à voir un salafisme qui serait une mouvance, une certaine approche, une humeur même, plutôt qu’une construction idéologique cohérente ou une expression organisationnelle donnée.
Le salafisme télévisuel est donc plus un salafisme de contenu, de discours, de démarche, que d’idéologie politique. En évitant de prendre position sur les grandes causes qui déchirent le monde musulman, ce courant représente une sorte de socle commun de prédication sunnite. Ce fait renvoie à la nature des médias audiovisuels dans le monde arabe : toutes les chaînes émettent à partir du satellite Nile Sat 4 et doivent à ce titre, se conformer à des restrictions juridiques et politiques, auxquelles Internet a su échapper. C’est ainsi que la présence salafiste dans les médias audiovisuels s’est limitée au salafisme oratoire et moraliste, aux dépens d’autres courants plus politisés, dont, bien entendu, le salafisme jihadiste. Les grands noms de prédicateurs salafistes, qui ont investi le paysage audiovisuel en Égypte, ne sont donc absolument pas représentatifs du fait salafiste dans ce pays. On ne peut même pas dire qu’ils en constituent le courant dominant. Il existe en Égypte un salafisme traditionnel, qui se ramifie jusqu’au cœur d’al-Azhar, et qui se répartit en plusieurs courants : l’école d’Ansâr as-Sunna (qui représente l’association salafiste la plus importante du pays), celle d’al-Da’wa as-Salafiyya (mieux connue sous le nom de l’école d’Alexandrie, du nom de la ville qui a vu naître et s’épanouir ce mouvement), et enfin le prolongement de l’école al-Madkhaliyya en Égypte (laquelle s’oppose à l’action politique, allant jusqu’à prohiber toute contestation du pouvoir).
Du divertissement au salafisme : investissement et prédication
Malgré leur prosélytisme très marqué, les chaînes satellitaires salafistes s’apparentent davantage à une série de projets d’investissements, dans une niche de marché particulièrement porteuse, et visant à se constituer un public dans les larges tranches de la population qui sont effectivement salafistes, ou en voie de le devenir. Les perspectives de profit l’emportent ici sur le désir de transmettre un certain message religieux. En cela le cas particulier d’an-Nâs est emblématique.
Les stratégies d’investissement des télévisions religieuses satellitaires dépendent des orientations dictées par deux pôles principaux (Suleiman, 2008). D’une part, nous avons le capital qui détient, outre ces chaînes à caractère religieux, des chaînes de divertissement. Ainsi la chaîne Iqrâa appartient au groupe A.R.T (Arab Radio Television), et ar-Risâla au groupe Rotana. Ces deux chaînes représentent le versant modéré de la télévision satellitaire religieuse. D’autre part, le salafisme parvient à contrebalancer cette influence du capital, en investissant le paysage médiatique à travers des chaînes comme an-Nâs ou al-Khalîjiyya, une ancienne chaîne musicale reconvertie récemment en chaîne salafiste.
An-Nâs a été lancée par un homme d’affaires saoudien, Mansour Ben Kadsa, investisseur déjà bien connu dans le milieu des médias quand il fonde la chaîne 5. Ce faisant, Ben Kadsa s’inscrit dans une vogue d’investissements plus large dans le média religieux. Ainsi l’émir saoudien Walid Ibn Talal lancera-t-il la chaîne ar-Risâla au sein du bouquet Rotana. Et un autre de leurs compatriotes, Salah Kamal, investira dans la chaîne Iqrâa pour le groupe A.R.T. .
Ben Kadsa a commencé par lancer al-Khalîjiyya, qui a été des années durant, une chaîne musicale spécialisée dans la diffusion de vidéoclips, avant de changer radicalement d’orientation, pour suivre la pieuse voie tracée par sa petite sœur an-Nâs. Le succès de cette dernière est sans aucun doute la seule raison qui explique le revirement d’al-Khalîjiyya vers le prosélytisme. Ainsi, c’est la direction d’an-Nâs qui annonce, en avril 2007, la décision de transformer al-Khalîjiyya en chaîne religieuse basée sur le même concept. Les chansons qui avaient fait le succès de la chaîne sont écartées et le groupe an-Nâs lance une série de chaînes qui exploitent la même veine : al-Baraka et, début 2008, al-Hâfez (chaîne salafiste consacrée à l’apprentissage et la récitation du Coran), puis al-Sahha wa al-Jamâl (Santé et beauté). Ces chaînes appartiennent toutes à des investisseurs saoudiens de la famille Ben Kadsa. L’ensemble du groupe est dirigé par un Egyptien, Atef Abd al-Rachid 6.
A ses débuts, an-Nâs se définit comme une chaîne de divertissement aux programmes variés : certains se proposent de révéler les talents des téléspectateurs, d’autres interprètent leurs rêves, exorcisent les djinns ou diffusent des enregistrements de fêtes de mariage ou d’enterrements. Une part importante du temps d’antenne est réservée aux annonces matrimoniales, à la réclame et au télé-achat (sous toutes ses formes : vente de produits ou de services). Son slogan est alors : « an-Nâs, la chaîne de tout le monde » (an-Nâs rappelons-le veut dire les gens). Quand, en janvier 2006, elle devient une chaîne exclusivement religieuse et salafiste, elle adopte un slogan de circonstance : « an-Nâs... la télé qui t’emmène au paradis ». À son lancement, la chaîne emploie des amateurs qui n’ont aucune expérience préalable dans l’audiovisuel. Le matériel y est rudimentaire 7, et la chaîne a ses studios dans deux modestes appartements du quartier de Mouhandissîn au Caire. Pourtant, dès le milieu de l’année 2006, on déménage les locaux au cœur de la cité du 6 octobre, l’Hollywood de l’Orient.
Prédicateurs sans médias et médias en mal de prédicateurs
Cette métamorphose de télévisions satellitaires en chaînes salafistes s’appuie sur une lecture pragmatique et intéressée financièrement du paysage religieux contemporain dans un pays comme l’Égypte, à la population importante, et où le salafisme est un état de fait qui ne cesse de gagner en ampleur 8. Ces chaînes viennent répondre aux besoins d’un vaste public, qui ne se retrouve pas forcément dans les discours religieux dominants dans les médias. Ainsi, la demande salafiste naît-elle d’un inassouvissement à l’égard d’un paysage audiovisuel saturé, d’une part par les discours traditionnels (officiels ou militants), et d’autre part par celui des nouveaux prédicateurs. Le public salafiste était en manque d’un espace de communication qui ne fût pas celui de la mosquée, et les rares canaux dont il pouvait disposer (cassettes, livres) étaient devenus inadaptés aux nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui ont fait leur apparition dans chaque foyer égyptien (grâce aux antennes paraboliques, ou au moyen des waslât, branchements sur les bouquets des chaînes payantes, par un décodeur à carte pirate que l’on fait installer pour des sommes dérisoires).
Par ailleurs, de grands prédicateurs (qui avaient leur public et leur popularité) ne trouvaient pas d’espace d’expression en dehors des mosquées, où leur prêche avait fait ses preuves. Ces prédicateurs étaient tout désignés pour capter un public salafiste qui était déjà le leur. Pour la télévision, ils représentaient aussi un autre avantage : ils ne coûteraient pas ces sommes vertigineuses que s’étaient mis à exiger les stars du sermon télévisuel, depuis qu’ils avaient découvert les subtilités du droit d’auteur. Pour ces derniers, la bonne parole était devenue une marchandise diversement monnayable, en fonction de la célébrité de son propriétaire, et de ses capacités à faire de l’audience.
La chaîne an-Nâs est donc parvenue à dénicher de nouvelles vedettes du prêche, tout aussi talentueuses que les vedettes déjà connues du petit écran, mais qui ne posaient aucune condition financière. Ces nouveaux venus étaient déjà comblés – au début du moins – de pouvoir accéder à cette nouvelle tribune. Certains étaient même prêts à assumer l’intégralité des frais de production, pourvu que leur message passât à la télévision 9. De toute façon, le tempérament commun de ces orateurs et leur public devait permettre un développement du projet à moindre frais et au moyen d’installations modestes : partageant les valeurs de simplicité et de parcimonie, voulant retrouver dans ces programmes l’atmosphère de la mosquée, les uns comme les autres n’avaient nul besoin de décors grandioses ou de tout l’attirail luxueux dont s’affublent certains talk-shows.
Si la faiblesse de leur coût a contribué au succès rapide de ce genre d’investissements, un autre défi de taille devait les attendre : celui de la politique. Il fallait, en effet, réussir à développer un discours apolitique afin de se prémunir contre la censure et pour ménager le régime en place. Et c’est ce que sont parvenus à faire effectivement la plupart des cheikhs du prêche en direct comme Mohamad Hassân, Hussein Yacoub, Abou Issak al-Houweini, Mahmoud al-Masri, Salem Abou al-Fatouh et d’autres.
On peut dire qu’an-Nâs a su adopter une nouvelle approche de la prédication : ne sollicitant pas les stars du sermon télévisuel. La chaîne a préféré s’attirer les plus importants prédicateurs d’un courant salafiste absent (pour tout dire tenu à l’écart) des médias, et en particulier des télévisions satellitaires. C’est ainsi qu’un certain salafisme eut accès au petit écran... La chaîne an-Nâs a fait preuve de plus de flair que d’autres, elle a investi dans un courant religieux qui jouissait d’une popularité grandissante, et qui ne se sentait pas représenté au sein des grands médias télévisuels qui inondent les monde arabe et musulman. Par ailleurs, la chaîne assure ses arrières, politiquement du moins, en établissant une règle du jeu qui lui fait élire, parmi les différentes tendances salafistes, celle qui est à la fois apolitique et impossible à politiser. Ce faisant, elle se prémunit contre la susceptibilité des services de renseignements qui distinguent plusieurs salafismes, voire plusieurs salafismes au sein même du salafisme scolastique (salafiyya ‘ilmiyya). En effet, on a vu les autorités laisser émerger certains courants, comme le « courant de la prédication », alors qu’elles privent de toute visibilité des courants potentiellement politisés, comme l’école d’Alexandrie, qui, bien qu’appartenant au salafisme scolastique, développe une conscience politique assez aiguisée et un esprit de corps, qui lui vient des circonstances de sa création au sein du courant de la Jamâa Islâmiya, dans les universités des années 1970.
La ligne de la chaîne, telle que l’envisage son directeur général Atef Abd al-Rachid, s’oppose radicalement au style adopté ailleurs : les règles de l’Islam y sont expliquées d’une manière extrêmement simplifiée, et en évitant les subtilités compliquées, les orientations politiques ou les conflits d’école au sein de la religion, une et indivisible. M. Abd al-Rachid le déclare clairement :
« Nous nous sommes sciemment tenus à l’écart de tout ce qui pouvait avoir trait à la politique. Nous ne nous en sommes jamais pris aux gouvernements, aux universités, aux organismes ou aux personnes. Nous ne sommes pas de ceux qui utilisent les conflits dans le seul but d’attirer ou de fidéliser le public. La pensée politico-religieuse ne nous intéresse pas davantage et nous n’appartenons pas à un courant de pensée particulier. Nous nous contentons de présenter des sermons et de renforcer la conscience religieuse chez notre public, nous ne faisons pas le jeu d’une pensée ou d’une orientation particulière » (Abd al‑Rachid, 2008).
La chaîne a réservé la part du lion aux cheikhs du salafisme, et certains d’entre eux se feront largement connaître, grâce aux émissions qu’ils animent personnellement : Kayfa wa akhawâtuhâ (comment et compagnie), Hiwârât al-cheikh Yacoub (les conversations du cheikh Yacoub), Ussûl al-wussûl (les fondements du salut), Min al-qalb (du fond du cœur) du cheikh Mohamad Hussein Yacoub, Ahdâth an-nihâya (des nouvelles de la fin) et Amrâdh al-umma (les maux de la Oumma) du cheikh Mohamed Hassân, le programme Rassâil ilâ al-chabab (lettres aux jeunes) de Mahmoud al-Masri. Largement diffusés, ces programmes ont une audience considérable.
C’est ainsi que l’expérience an-Nâs a été couronnée de succès, alors que l’investissement humain et matériel y avait été des plus modestes. Elle est à l’heure actuelle, la chaîne religieuse la plus regardée, et elle est tout à la fois le témoin de la montée en puissance du salafisme, et le signe d’une inversion des valeurs dans le champ médiatique égyptien. En effet, la part d’audience des télévisions publiques (structures considérables qui abritent des milliers de consultants, de journalistes, d’employés et de techniciens) décroît, et ce, au profit d’une chaîne aux dimensions modestes, émettant depuis un simple appartement du quartier d’al-Mouhandissîn. An-Nâs est devenue le symbole de ces télévisions de cage d’escalier dont l’influence dépasse de loin les ressources – son aura allant jusqu’à s’étendre à plusieurs autres pays arabes. L’effet du raz-de-marée an-Nâs sur le paysage religieux algérien, va même jusqu’à donner lieu à des plaisanteries en Algérie : le cheikh Isaak al-Houwayni serait, selon certains, le seul réel rival d’Abd al-Aziz Bouteflika (le président algérien actuel), et s’ils s’affrontaient à des élections, ce serait sans doute le premier qui l’emporterait. Ce dernier point mérite d’autant plus d’être souligné que la chaîne ne fait appel qu’aux ténors égyptiens du prêche salafiste, ce qui ne freine apparemment en rien son succès transnational 10.
An-Nâs est l’archétype de la chaîne de télévision salafiste qui réussit, tant du point de vue de l’impact que de l’étendue de sa diffusion. Ce succès est un bon indicateur de l’influence croissante des thèses salafistes sur la scène religieuse musulmane. De larges tranches de la population semblent y trouver quelque chose, que ne leur proposaient ni d’autres courants de pensée traditionnels, ni les nouveaux prédicateurs.
À ce niveau, il est bon de poser la question de l’influence du médium télévisuel sur le salafisme. Les thèses salafistes ont-elles été modifiées en passant du médium « mosquée » à celui de la télévision ? Le message salafiste a-t-il été bousculé par ce passage de la mosquée, de la cassette vidéo et même d’Internet, à la télévision satellitaire ?
S’intéressant aux effets du canal de communication sur le message, Marshall Mc Luhan 11 en vient à avancer une thèse assez audacieuse : l’influence du médium est telle qu’en fin de compte il faut le tenir pour le seul message à proprement dit : le médium est le message (Holmes, 2005, p. 38‑40). Une affirmation si radicale témoigne au moins d’une chose : le média a un effet incontestable sur l’essence du message. Dès lors, on peut se demander pourquoi le salafisme ferait exception. Le message qui est traditionnellement celui de ce courant, est-il modifié dans son essence par son nouveau canal de communication ? Ou est-ce qu’au contraire, le salafisme échappe à ce phénomène ?
À l’orée du xxie siècle, le développement des nouvelles technologies de l’information et des communications contribue à affranchir l’espace religieux des instances de contrôle qu’elles soient étatiques, institutionnelles (comme al-Azhar), ou liées à des organisations plus ou moins politiques (les Frères musulmans surtout). Ainsi, le savoir religieux se décentre et entre en interaction, de manière privilégiée, avec les produits de la mondialisation – dont, bien entendu, les télévisions satellitaires.
La rupture n’est pas insignifiante : la mosquée n’est plus le principal médium qui véhicule le message religieux. Les moyens de communication modernes prennent le relais, et ce sont eux qui font connaître les prédicateurs et qui leur permettent de se constituer un public propre. Ainsi, la télévision et Internet supplantent-ils des canaux plus traditionnels (et propres à la mosquée), comme le prêche du vendredi, les cénacles de sermons, les cours de consultation juridique (fatwa) ou même les cassettes vidéo.
La télévision satellitaire a profondément marqué la scène religieuse, entraînant des bouleversements considérables, dont l’apparition de la nouvelle religiosité constitue sans doute le fait le plus marquant. On peut en effet considérer que ce courant est le résultat d’un changement de médium (Internet, télévisions satellitaires) dans la communication du savoir religieux. La révolution des télécommunications a permis l’émergence de nouvelles pratiques religieuses, axées sur l’individu, et s’appuyant un système de références ouvert, dépolitisé, indifférent aux questions d’identité et habité par l’envie irrépressible de se libérer du traditionalisme religieux 12.
Ce sont bien les télévisions satellitaires qui ont enfanté ce nouveau discours, avant de le pousser vers une forme de sécularisation distincte de cette laïcité, qui nourrissait tant de polémiques dans notre monde musulman à la même époque.
Avec ces nouvelles pratiques, le religieux cesse d’être collectif : ce sont des rapports d’ordre strictement individuel que le spectateur entretient avec les différentes conceptions religieuses. Il peut les comparer les unes aux autres et opérer des choix. Ses préférences sont de toute façon affaire de conviction personnelle. Une fois prise, sa décision n’engage que lui et vise à assouvir un intime désir de dévotion. Le flot de l’information religieuse (sous forme de prêches, de leçons ou de talk-shows) constitue une offre de religion qui induit des comportements et des valeurs individualistes (abondance, consommation, hédonisme), rendant ainsi inéluctable la rupture de l’individu avec l’islam institutionnel (ou avec la vision institutionnelle de la religion).
Ces nouvelles pratiques reposent sur une forme de démocratie participative où les médias modernes (mus par un esprit de libre concurrence) jouent un rôle important en accélérant le tempo du débat religieux, transformant la religion en un système à choix multiples, et ce, au mépris des autorités qui font pourtant consensus en matière de textes religieux. Bien davantage, il apparaît clairement que le spectateur participe activement à l’élaboration du discours religieux.
L’immanence est au cœur de ce nouvel islam. L’ici-bas devient le pivot de la punition et de la grâce, le mobile de l’acceptation et du refus. Pour la nouvelle dévotion, l’individu est pieux, observant et croyant parce qu’il y trouve un bonheur et un apaisement immédiats. Exactement comme dans la célèbre réclame de la chaîne Iqraa : « Prie ! Tu profiteras de la vie » – la Récompense est en ce monde, de même que la souveraine jouissance, qui est le but ultime de la prière, ou au moins l’argument qui motive à la faire. La prière n’est plus dans ce cas, une action entreprise en vue d’un salut qui interviendrait dans l’au-delà.
La nouvelle religiosité est une manière de vivre l’islam sous le mode de la consommation : on est aux prises avec un marché du religieux, structuré en offre et en demandes, où le spectateur procède à des choix de doctrine personnels – exactement comme un autre téléspectateur « zappe » de chaîne en chaîne. Deux principes président à de tels choix : tranquillité et consommation... disons, la consommation de ce qui procure la tranquillité. Ces deux principes sont, dans une certaine mesure, liés au pluralisme de l’offre religieuse proposée sur le satellite – un pluralisme qui lui-même obéit à deux logiques, celle de la liberté de choisir et celle du marché. Le choix personnel du téléspectateur, en matière de contenus religieux, est ainsi inséparable du fait qu’on lui propose un large panel de discours différents.
Dans ce cadre, la prédication n’a pas échappé aux logiques du marché. L’islam se voit affublé d’un lexique qui lui était inconnu, et qui est fait de propriété intellectuelle des prédicateurs, de copyrights, de contrats d’exclusivité, et autres produits dérivés. De telles pratiques n’ont pas manqué d’influer sur la nature même du propos religieux. Sur le marché du prêche, on voit bientôt se dégager de véritables stars, des vedettes du sermon, et même des marques religieuses déposées. L’instruction religieuse n’est alors plus le simple fait d’un devoir pieux.
L’influence des médias satellitaires, sur les thèses salafistes cette fois, peut être appréhendée sous trois angles différents. Le premier renvoie à la culture de consommation, des plus crues, qui caractérise an-Nâs par exemple. Cette télévision a, en effet, quelque chose d’un supermarché : le flot des publicités et des réclames y est ininterrompu, et, en raison d’un manque de professionnalisme, il rappelle fortement le style des souks populaires. La chaîne monnaye les nombreuses plages horaires réservées aux messages à caractère social, humanitaire ou même sentimental, qui inondent ses programmes. Nous pourrions même parler ici d’une primauté du publicitaire (auquel on peut consacrer des plages horaires de plusieurs heures) sur la prédication. Le deuxième champ d’influence des médias a trait à la logique apolitique qu’ils imposent au discours, quel qu’il soit : sur an-Nâs, le prêche salafiste évite soigneusement les questions politiques, y compris celles qu’on considère comme les grandes causes de la nation musulmane – la Palestine et l’Irak 13. Le troisième point concerne l’occultation des questions identitaires comme celles de l’évangélisation (les conversions au christianisme), des désaccords entre écoles juridiques ou des conflits interconfessionnels. Ces questions, habituellement centrales dans le discours salafiste, sont manifestement passées sous silence par celui-ci quand il s’exprime à travers les médias audiovisuels.
Les limites de cette influence
Cette influence du médium satellitaire reste toutefois limitée dans le cas précis du discours salafiste.
Sur les chaînes salafistes, l’invitation frénétique à la consommation renvoie davantage aux logiques de profit, propres à l’industrie de l’information, qu’à une quelconque mutation de la structure du discours salafiste lui-même. Ainsi les tentatives visant à freiner cette hystérie publicitaire ne sont pas rares. Nombreux sont les cheikhs et prédicateurs salafistes qui refusent l’idée de diffuser des « annonces » lors de leurs émissions. Ils sont tout aussi nombreux à refuser de voir leur programme entrecoupé de pages publicitaires, ou d’entendre leur voix sur des sonneries de téléphone portable qu’on peut télécharger moyennant finance – « Une sonnerie qui te fera entrer au paradis » disait la campagne de marketing. Pour faire face à une telle trivialité publicitaire, certains ont même proposé à la chaîne de recourir au mécénat.
La publicité noyaute complètement les chaînes salafistes comme an-Nâs, et derrière le paravent de la respectabilité pieuse, on a pu s’adonner à un marketing échevelé, allant jusqu’à faire la publicité de couvertures, de sommiers et d’appareils électroménagers. Pourtant le cœur du discours salafiste demeure à l’écart de ces logiques de marché. On pourrait même dire qu’il s’y oppose quand il prône l’ascèse.
L’apolitisme semble lié à une décision de principe dont l’enjeu est, pour le salafisme, de garder ce média majeur, pour continuer à y prêcher la bonne parole. Comment pouvait-il en aller autrement, étant donné les restrictions qui corsètent le domaine audiovisuel arabe ? De telles précautions témoignent par ailleurs de l’ascendant de l’industrie audiovisuelle et d’investisseurs plus intéressés par le marché, la concurrence et la prise de bénéfice, que par le contenu du prêche. On comprend mieux alors pourquoi la présence salafiste sur les chaînes satellitaires se réduit aujourd’hui au salafisme de la prédication, excluant les courants plus politisés. Pourtant, contrairement au discours des nouveaux prédicateurs, le prêche salafiste n’est jamais complètement dépolitisé.
Le discours salafiste télévisuel se tient, certes à l’écart de la politique, mais il la sous-entend. Il paraît dépolitisé, mais il est porteur de potentialités politiques. On n’a qu’à prendre, à titre d’exemple, le cas du cheikh égyptien Hazem Salah Abou Ismaïl au parcours politique marquant, et qui a été candidat à des élections législatives. Si cet homme n’a pas quitté les affaires publiques, sur l’antenne d’an-Nâs, il sait s’adapter aux règles du jeu.
Le prêche salafiste audiovisuel semble, à première vue, se tenir aussi à l’écart des grandes questions comme l’évangélisation et les conflits entre les différentes écoles de l’islam. Ces questions sont en réalité intériorisées par le discours salafiste, qui est imprégné, de longue date, par la controverse doctrinale (surtout avec les schismes non sunnites de l’islam). Même si le médium télévisuel ne permet pas à ce genre de questions d’apparaître franchement à l’écran, elles demeurent centrales dans le discours des figures du salafisme, en dehors du petit écran.
Une crise retentissante a fini par surgir opposant les prédicateurs salafistes à la direction de la chaîne an-Nâs. Celle-ci avait commencé à accueillir à l’écran Amr Khaled (l’un des nouveaux prédicateurs les plus en vogue) et le prédicateur soufi Ahmad Abdo Awad 14. La situation s’envenima jusqu’à pousser certains à menacer la chaîne d’un boycott, si elle continuait à recevoir les nouveaux venus. Le cheikh Mohamed Hassân ira jusqu’à quitter définitivement an-Nâs pour créer sa propre télévision, ar-Rahma. La chaîne finit par accéder aux revendications, supprimant le programme du cheikh soufi et cessant d’ouvrir ses plateaux à Amr Khaled 15.
Le salafisme, en particulier dans sa version télévisuelle, peut donc être considéré comme un bon exemple d’insoumission face à la thèse de « la fin des idéologies ». Le salafisme télévisuel résiste en effet à l’influence des nouveaux médias. Il continue à y accroître sa présence, en en tirant profit sans pour autant que son message en soit trop affaibli, et sans être obligé d’adopter des ajustements qui toucheraient à son essence 16.
Les prédicateurs salafistes résistent donc aux logiques médiatiques : dans le cas d’an-Nâs, ce sont même eux qui imposent leurs vues à la direction, l’obligeant, par exemple, à interdire la diffusion de musique sur ses ondes (à la place, on n’y entend plus aujourd’hui que des effets sonores ou les chants religieux d’Oussama al-Safi, d’Abou Khâter ou d’Abou Abd al-Malek). La direction a en plus décidé de se passer de toute présence féminine, aussi bien à l’écran qu’au sein de son administration. Un cheikh comme Abou Isaak al-Houwayni, par exemple, n’a accepté de se joindre à an-Nâs qu’à la condition qu’aucune femme n’apparaisse à l’écran, et que la chaîne renonce à diffuser de la musique. Il a eu gain de cause, puisque la chaîne a cessé de recourir à la musique avant que le conseil d’administration ne décide, en août 2006, de se séparer de toutes ses présentatrices (Abd al-Aâl, 2005) (quand un homme ne pouvait pas les remplacer, on modifia la formule du programme qu’elles proposaient). En outre, on parla sérieusement de former un comité juridique chargé d’administrer la chaîne conformément à la chari’a, plutôt qu’aux impératifs du marché. Même si cette dernière polémique n’est pas réglée à l’heure actuelle, le fait même qu’on ait pu envisager un tel mode de gestion, témoigne de l’influence du lobby salafiste au sein des télévisions satellitaires.
Par ailleurs, les chaînes salafistes s’opposent à toute forme de sécularisation. Pour s’en convaincre il n’y a qu’à voir comme an-Nâs répugne au concept du talk-show ouvert au public, qui est souvent adopté par les émissions des nouveaux prédicateurs (où le public est souvent mixte). Les programmes télévisés salafistes s’apparentent, du point de vue de la forme, aux cours d’instruction religieuse dispensés à la mosquée : le public en est totalement absent, tout comme les décors somptueux. La tenue vestimentaire du prédicateur va dans le même sens, et on le sent souvent mal à l’aise avec les nombreuses caméras qui commandent ses déplacements.
Le discours salafiste télévisuel continue à émaner exclusivement du cheikh. L’interaction est quasi nulle avec un public qui se contente de poser des questions ou de manifester quelques témoignages de gratitude et d’admiration. Les téléspectateurs restent exclus de l’élaboration de la réponse religieuse. Les cheikhs salafistes semblent être tout à fait conscients de ce fait. C’est pour eux un principe qu’il faut conserver : le public doit être maintenu à sa place de récepteur 17. Ainsi assiste-t-on à une sorte de prolongement de la relation de communication verticale traditionnelle. Pour autant, cet apparent retour en arrière est en fait vécu comme un dépassement de la communication horizontale ou interactive.
Plus important encore, le discours salafiste continue à être tout entier tourné vers l’au-delà. Il ignore récompenses et punitions temporelles. Il use toujours du châtiment dans l’au-delà comme d’une menace qui peut, à l’occasion, se faire plus discrète, mais dans le seul but de faire espérer un salut lui aussi transcendant. Ce discours n’a pas réintégré le monde, et même le slogan publicitaire, qui vous vend des sonneries de téléphone qui demeurent liées à l’idée d’un au-delà : « Une sonnerie qui te fera entrer au paradis ». Bien que nous assistions ici à une instrumentalisation grossière de la religion, il n’en reste pas moins qu’elle répond à une logique pour laquelle il n’y a d’autre objectif que le paradis, la récompense transcendante.
Le public de la prédication salafiste existe bel et bien. On pourrait même dire qu’il préexiste au discours télévisuel qu’il choisit et qu’il impose (rappelons ici le slogan d’an-Nâs qui joue à nouveau sur son nom : « Ce sont les gens qui font notre chaîne » (abd al-Rachid, 2006)). Pourtant le choix du public ne lui permet pas d’intervenir dans le contenu du message religieux, ni de le modifier. À aucun moment, le destinataire ne prend part à l’élaboration du discours.
De toute évidence, le succès de ce courant correspond à une demande de conservatisme, émanant d’un public important qui cherche à freiner les changements profonds qui bousculent l’univers religieux, et, en premier lieu, le discours de la nouvelle religiosité.
Ce dernier a, non seulement brisé la tradition en proposant de nouvelles lectures des textes légaux, de nouvelles méthodologies, de nouveaux lexiques, mais il a encore bousculé les signes identitaires de l’islam, avec des orateurs aussi relookés que leurs préoccupations : épanouissement et gestion personnels, dialogue avec l’autre, vivre ensemble...
On croit deviner chez le téléspectateur salafiste, une sorte de nostalgie du cheikh traditionnel, de son aspect, de sa parole, une nostalgie d’une tradition religieuse outragée par un groupe de jeunes gens. Une poignée de mômes (pour reprendre l’expression populaire) qui a transformé le discours religieux en grosse farce – c’est en tout cas ce que pensent nombre de musulmans traditionalistes.
Il y a une relation indéfectible entre le moyen de communication et ceux qui en font usage. Les nouveaux prédicateurs, et en particulier le plus célèbre d’entre eux, Amr Khaled, sont en parfaite adéquation avec l’outil télévisuel qui est le leur. Pourtant, ils se vouent entièrement à ces médias, dans la mesure où ceux-ci représentent leur intermédiaire avec le monde, et qu’ils constituent un élément de prestige, pouvant servir à promouvoir leurs programmes et leurs différents projets.
Le salafisme, quant à lui, ne s’est pas totalement investi dans les médias audiovisuels. Il n’aspire pas non plus à le faire. Son seul objectif est d’en tirer profit en tant que canal de transmission, pour son message, et, chemin faisant, de se laisser influencer le moins possible par lui.
De ce point de vue, le salafisme s’intéresse aux potentialités minimales des médias audiovisuels. Jamais il ne franchit ce seuil au-delà duquel l’apparence cesse d’être ce qu’elle est (pour ainsi dire naturelle) et où la situation de communication avec le public échapperait à leur contrôle pour s’inverser. Ainsi le discours salafiste peut continuer à être élaboré de manière institutionnelle, chaque prédicateur appartenant à une certaine école dans laquelle il ancre son message sans jamais en sortir. Même audiovisuel, le prêche salafiste continue à renvoyer aux mêmes références et aux mêmes sources religieuses, dépendant d’une hiérarchie de terrain dont il ne s’est pas affranchi. Ce discours fait donc figure d’exception, peut-être la dernière du genre, et parvient à préserver l’essence de son propos de la révolution des communications modernes et de l’influence des grandes chaînes de télévision.
Il reste à se demander si cette résistance des médias salafistes est l’expression d’un retour d’orthodoxie, reflétant un rejet populaire des tranformations « post-modernes » qui n’ont pas épargné la sphère religieuse dans le monde musulman. Cette tendance prône une idéologie du conservatisme moral pour la société, et revendique une filiation avec un patrimoine doctrinal toujours vigoureux, malgré l’affaiblissement des institutions religieuses officielles.
Bibliographie
Haenni, Patrik et Tammam, Hussam, septembre 2003 : « L’Islam branché sur la bourgeoisie égyptienne », Le Monde Diplomatique, n°594, p. 14.
Holmes, David, 2005 : Communication theory, Media, technology, society, Londres, Sage Publications.
Tammam, Hussam, 2009 : Ma’a al-Harakât al-islâmiyya fî al-’âlam (Avec lesmouvements islamistes dans le monde), Le Caire, Maktabat Madbûlî.
Articles Internet
Abd al-Aal, ‘Alî, mai 2008 : As-Salafiyyûn wa qanât an-nâs ad-da’wa fi al-chacha hasb at-talab (Les salafistes et la chaîne an-Nâs, la prédication télévisuelle à la demande) : http://islamyoon.islamonline.net/servlet/Satellite?c=ArticleA_C&cid=1209357345783&pagename=Islamyoun/IYALayout
Abd al-Rachid, Atef, octobre 2006 : Qanât an-nâs : na’am lil wa’adh lâ lil siyâsa (La chaîne an-Nâs : oui à la prédication, non à la politique) : http://www.islamonline.net/servlet/Satellite?c=ArticleA_C&pagename=Zone-Arabic-ArtCulture%2FACALayout&cid=1178724215057.
Suleiman, Mostafa, mai 2008 : Qanât an-nâs min as-salafiyya ila at-tadayun al-jadidhttp://www.islamonline.net/servlet/Satellite?c=ArticleA_C&pagename=Zone-Arabic-Daawa%FDWALayout&cid=1209357320618 (La chaîne an-Nâs du salafisme à la nouvelle religiosité) :
Tammam, Hussam, mai 2007 : Asilat az-zaman as-salafî (Questions de temps salafiste) : http://islamyoon.islamonline.net/servlet/Satellite?c=ArticleA_C&cid=1225200816436&pagename=Islamyoun%2FIYALayout
Tammam, Hussam, août 2008 : Al-Fadaiyyât ad-dîniyya wa al-du’ât al-judud wa‘almanat at- tadayun (Les chaînes satellitaires, les nouveaux prédicateurs et la sécularisation de la religiosité) : http://islamyoon.islamonline.net/servlet/Satellite?c=ArticleA_C&cid=1216208152963&pagename=Islamyoun%2FIYALayout
Notes
1 Le salafisme apparaît (dès Ibn Taymiyya et son disciple Ibn al-Qayim al-Jawziyya) en réaction contre une lecture jugée déviante des dogmes de l’islam. À ce titre, il peut être défini comme un réformisme, avant tout d’ordre doctrinal et social. En ce qui concerne le dogme, le salafisme a privilégié le texte coranique au détriment de ses interprétations ultérieures. En ce sens, nous pouvons parler d’un réformisme fondamentaliste. Ce souci du texte originaire a eu tendance à valoriser les anciens (salaf désignant les premiers musulmans) et leurs grilles de lecture. Se référant ainsi à une période historique donnée, le salafisme s’est très souvent laissé réduire à une dimension rituelle, à la pratique du culte. En tant que doctrine, le salafisme est la base commune à tous les mouvements de réforme plus récents. Socialement parlant, pourtant, la dimension rituelle du salafisme (liée aux pratiques religieuses et aux signes d’appartenance) en fait une école particulière, visant une réforme morale de la société, et se donnant pour modèle « l’âge d’or » de l’islam. C’est sur ce plan, et à travers ses manifestations sociales, que le salafisme se laisse le mieux appréhender en tant que vision simplifiée de la religion et refus de s’engager dans les débats idéologiques majeurs qui ont occupé les autres courants islamistes. Ceci explique sans doute l’attractivité du salafisme et sa capacité à accéder aux moyens de communication modernes.
2 Entendue ici comme « une nouvelle forme d’usage de la religion plus compatible avec les valeurs de la mondialisation libérale ». Voir Haenni et Tammam 2003.
3 Voir chapitre Waël Lotfi.
4 Nile Sat a été lancé en 2000. Ce satellite, de régime numérique, dispose de capacités d’émission bien supérieures à celles du satellite analogique Arabsat lancé en 1985. C’est ce régime numérique qui a permis un développement important des télévisions satellitaires.
5 La chaîne devait d’abord reposer sur le principe de la location du temps d’antenne. Par ailleurs, elle était censée réunir trois associés : Atef Abd al-Rachid, Nasser Ben Kadsa et son frère Mansour. La chaîne connut un succès fulgurant, huit mois à peine après son lancement, elle dégageait déjà des bénéfices. On peut estimer aujourd’hui à 12 millions de livres égyptiennes (soit plus de 2 millions de dollars) le montant annuel de ses recettes publicitaires. Ce sont surtout de petits annonceurs qui se permettent d’être les clients d’an-Nâs, les structures plus importantes craignant les retombées politiques, et peut-être policières, qui découleraient d’une trop grande exposition sur ce genre de chaîne.
6 Atef Abd al-Rachid est le fondateur et le premier président d’an-Nâs. Il avait alors déjà une expérience dans l’édition, et plus particulièrement au sein de la maison Safir (Charikat Safir lil-Nachr), qui appartient à Mohamed Abd al-Latif. Ce dernier, leader du mouvement islamiste dans les années 1970, est un cadre des Frères musulmans, avant de quitter le mouvement pour participer à la création du parti du centre (Hezb al-wassat). Quand Atef Abd al-Rachid démissionne de Safir, il fonde la maison d’édition Atfâlnâ (Charikat Atfâlna lil-Nachr al-Mutakhassiss), et ce, en partenariat avec une association islamique appelée Râbitat al-’Âlam al-Islâmi.
7 La première caméra utilisée par la chaîne est une caméra bas de gamme, plus indiquée pour les grandes occasions comme les mariages.
8 Pour mieux s’apercevoir à quel point le salafisme constitue depuis quelques années un phénomène populaire et idéologique d’envergure, voir Tammam mai 2007.
9 Dans un entretien avec l’auteur de ces lignes, le fondateur de la chaîne – Atef Abd al-Rachid – affirme que ces cheikhs commencent à apparaître à l’écran en achetant, personnellement, du temps d’antenne. Découvrant que ces prêcheurs sont en train de faire la popularité de la chaîne, la rédaction décide de les intégrer. C’est ainsi qu’un Mohamed Behsân ou qu’un Mohamed Hocine Yacoub se sont faits connaître.
10 L’Union des radios et télévisions en Égypte recommande un suivi et une étude de la chaîne, surtout dans un contexte où sa popularité ne cesse de s’accroître. Certains responsables de la chaîne se font l’écho d’un sondage de l’Union des radios et télévisions selon lequel la chaîne est la plus suivie d’Égypte avec 38 % d’audience, alors que la télévision hertzienne égyptienne n’attire que 19 % de téléspectateurs (l’auteur n’a pas été en mesure de vérifier ces chiffres).
11 Marshall Mc Luhan consacre la plupart de ses ouvrages à l’étude et à la compréhension des moyens d’information, et ce, depuis l’imprimerie et jusqu’à l’informatique. La culture populaire a assimilé quelques-unes de ses expressions comme « le village planétaire » ou « le médium est le message », expressions qui seront reprises à satiété, par une génération de spécialistes des médias de deuxième génération et en particulier d’internet.
12 En ce qui concerne la nouvelle religiosité et le rôle joué par les télévisions dans son développement voir Tammam août 2008.
13 On note toutefois une exception assez fréquente à ce refus de politisation. Un prêcheur, Mohamed Charaf, a qualifié les juifs de fils de singes et de porcs, lors d’une de ses émissions diffusées sur an-Nâs. Les propos en question n’ont pas échappé à l’association américaine pro-sioniste Memory dont certains rapports ont aussi critiqué la chaîne ar-Rahma lors de la guerre contre Gaza. Par ailleurs, lors de la guerre israélienne contre le Liban en 2006, le cheikh Safwat Hijazi avait promulgué un avis juridique (fatwa), en direct sur an-Nâs, en vertu duquel il relevait du devoir du musulman de tuer les juifs où qu’ils soient. Il s’était ensuite rétracté, s’excusant d’avoir cédé à l’émotion, et de s’être prononcé sans la rigueur juridique requise.
14 Voir chapitre Waël Lotfi.
15 Certains responsables de la chaîne attribuent le différend entre les cheikhs salafistes et Ahmed Abdo Awad et Amr Khaled à des raisons d’orgueils personnels, plutôt qu’intellectuelles. Mohamed Hassân aurait vu en Amr Khaled un rival à écarter. La rivalité entre al-Houwayni et Awad aurait été d’ordre purement régional, les deux venant du gouvernorat de Kafr al-Cheikh. L’auteur pense toutefois que ce sont des raisons doctrinales qui expliquent ces crises.
16 Il nous a été donné de proposer un réexamen de la thèse du post-islamisme lors du séminaire organisé par le Centre d’Études du Proche-Orient à l’Université américaine du Caire en mars 2007. En réponse à l’intervention d’Alain Roussillon intitulée « En attendant l’après-islamisme », nous avons montré comment certains phénomènes salafistes peuvent remettre en cause le modèle post-islamiste défendu par l’intervenant. Voir Tammam 2009.
17 Mc Luhan considère que le public des médias procède à une re-production du discours qu’on lui propose. En cela l’auteur s’intéresse moins au contenu qu’à la manière avec laquelle le public reflète le média. Voir Holmes 2005, p. 40.
Pour citer cet article
Référence papier
Husam Tammam, « Le salafisme, une voie pour dépasser le postmodernisme », in Olfa Lamloum (dir.), Médias et islamisme, Beyrouth, Presses de l'Ifpo (« Études contemporaines »), 2010, p. 27-43.
Référence électronique
Husam Tammam, « Le salafisme, une voie pour dépasser le postmodernisme », in Olfa Lamloum (dir.), Médias et islamisme, Beyrouth, Presses de l'Ifpo (« Études contemporaines »), 2010, [En ligne], mis en ligne le 18 octobre 2010, Consulté le 05 novembre 2010. URL : http://ifpo.revues.org/1367