De retour dans les rythmes du monde..Une petite histoire du chant (ex)islamiste en Égypte
Depuis le 11 septembre, les doutes plus que jamais semblèrent levés : Jihâd d’un côté, « McWorld » de l’autre se partageraient le marché idéologique de l’après-guerre froide en frères ennemis. Les dynamiques d’islamisation, soit les nouvelles occurrences publiques de la référence religieuse, seraient condamnées à n’être que cette involution marquée par « l’aggiornamento des catégories islamiques mobilisées pour rejeter toute occidentalisation de la pensée et toute contamination des valeurs héritées par les modèles occidentaux.
L’islam serait ainsi comme surdéterminé par des logiques identitaires, voué à n’être qu’un refuge, l’expression d’un repli dans les limbes d’un imaginaire pétrifié par le refus de se mettre en relation ostensible avec le monde. Face à la rétractation en cours et à la prédominance d’une « matrice salafiste », les espoirs furent parfois placés dans un réformisme musulman seul à même, disent ses caudataires, d’articuler islam et modernité. Il est pourtant une autre porte de sortie hors des logiques de repli identitaire : la redécouverte, hors de tout projet de réforme théologique, de l’extraversion culturelle et des syncrétismes au sein des pratiques religieuses elles-mêmes.
Nous pensons en effet que les différents motifs de l’islamisation (le foulard, la charité, l’économie islamique, la prédication), politisés au départ dans le cadre d’une expérience militante, sont toujours plus recomposés par une culture de masse globalisée à laquelle l’Égypte, nonobstant le maintien lancinant des appels identitaires de tout genre, n’échappe pas. Y compris quand il s’agit d’islam. Exit alors les vieux propos de Gellner pour qui « all the other world religions have softened, have permitted the ambiguity of meanings. Islam has not, and it’s the great mystery about it.
Révélateur en la matière, le sort du nashîd dînî, ces chansons religieuses issues d’une certaine tradition soufie et réemployées par les groupes islamistes dans le cadre d’une militance alors radicale, visant la confrontation avec l’Occident sur le plan des valeurs et avec l’État sur le plan politique. Toujours là aujourd’hui, le ton du nashîd s’est adouci, les rythmes se sont diversifiés, les instruments de musique se sont imposés, des groupes de professionnels se sont formés, et dans les bourgeoisies pieuses d’Alexandrie ou du Caire ce sont eux qui donnent, aujourd’hui, le la aux mariages respectables.
C’est donc la petite histoire du nashîd islamique ex-islamiste au Caire et à Alexandrie que nous voudrions ici restituer. Deux choses nous retiendront. D’abord, montrer comment les dynamiques d’islamisation, dans le procès de leur banalisation politique, s’inscrivent toujours plus dans les rythmes du monde, au sens premier du terme. L’heure est à la culture de masse, au consumérisme, à la désidéologisation et au world beat. Mis en chansons, le religieux n’y échappe pas. Notre deuxième point concerne le rapport entre religion et culture. D’une certaine manière, l’évolution de ces groupes témoigne bien de la « déterritorialisation» de l’islam, en ce sens que ces groupes ne cherchent pas à réhabiliter un quelconque folklore religieux, mais à construire de bric et de broc une nouvelle tradition religieuse dans un cadre profondément moderne ; elles ne sont pas « enchâssées », dirait Polanyi, dans une culture traditionnelle. Pourtant, cette déterritorialisation ne les amène pas dans un monde uniforme. Pas de globalisation ou d’extraversion culturelle sans qu’il y ait simultanément « réinvention de différence » : la déterritorialisation s’accompagne immanquablement d’une relocalisation, moins sur des traditions locales que sur une culture jeune islamisée et parfaitement en phase avec la globalisation. À défaut de « l’art engagé » dont rêvait Hassan al-Banna, de « l’art propre » articulant la morale et le loisir et rejoignant la pop égyptienne, elle-même toujours plus islamisée, brouillant au passage les frontières entre ce qui est islamiste et ce qui ne l’est pas. Une nouvelle culture musulmane se crée donc sur fond de désidéologisation du religieux et de globalisation des biens culturels.
◦ À l’ombre des passions politiques
C’est Hassan al-Banna, le fondateur des Frères musulmans qui, le premier, eut recours à la chanson. Fils d’une époque où l’on croyait encore en l’art socialiste, il y voyait un levier de mobilisation, d’intégration et de cristallisation des passions politiques. Si Hassan al-Banna a pu s’avérer plus rigoriste, sa vision de la musique s’est plutôt construite à partir de son ancrage dans le soufisme, lequel a considérablement contribué à décrisper le rapport à l’art de nombre de ses adeptes. Il n’était pas question pour autant de loisirs : critiquant un art qui se suffirait à lui-même, al-Banna plaidait pour un art engagé, ce qu’il appelait al-fann al-hâdif. Dans cette perspective, il a intégré dans les programmes de formation des cadres de son mouvement plusieurs formes d’expression artistique comme les chants religieux, les sketchs ou le théâtre. Ironiquement, celui-ci se rapprocha parfois du vaudeville lorsque, sous l’instigation de son frère ‘Abd al-Rahmân al-Banna, on jouait des œuvres romantiques et sentimentales, parmi lesquelles la pièce « Gamil et Bossayna », un des contes d’amour les plus célèbres de l’histoire arabe. Question d’époque, le salafisme n’était pas encore là et les femmes étaient toujours présentes sur les planches, notamment la star du théâtre égyptien de l’époque, Fatma Roshdy.
Moins iconoclaste, le nashîd suivait un mouvement social en formation et, à ce titre, était donc entièrement subordonné au politique. Les paroles étaient militantes, composées par le shaykh Ahmad Hassan al-Baqûrî, d’autres furent composées par le beau-frère du fondateur de la confrérie. Le nashîd accompagnait les manifestations, les regroupements à l’occasion des cérémonies religieuses comme la naissance du Prophète Mohamed, le nouvel an islamique, l’‘Îd. Ce sont les foules qui étaient sollicitées, les mouvements de masse, la fusion des individus dans un geste unitaire, main dans la main, les bras au ciel lors des manifestations. D’où le succès, assez prévisible, du nashîd au sein du scoutisme islamique constitué sous l’égide des Frères.
Dans tous les cas, si l’on peut retracer une vague origine soufie dans le concept même du nashîd, le contenu des paroles est résolument nouveau. Il n’a aucune véritable filiation dans des répertoires musicaux traditionnels. La politisation du nashîd se fait bien ex nihilo. On peut certes lui trouver une parenté dans le nashîd soufi, mais il s’en distingue très vite à plusieurs niveaux : par l’assujettissement du nashîd au politique tout d’abord. À défaut de l’adoration soufie on a les mouvements de masse et l’effusion nationaliste. La musicalisation est, en conséquence, beaucoup plus rythmée et de nombreux instruments accompagnent le nashîd, à commencer, militance oblige, par le tambour en bandoulière sur le ventre, les cymbales et le tambourin. On est alors à mi-chemin entre l’hymne national et la marche militaire.
Parmi les nashîd-s de Baqûrî, « Ô Prophète de Dieu » s’est quasiment imposé comme l’hymne central des Frères. Nous en présentons quelques extraits.
L’heure est clairement à la confrontation, avec l’intime conviction que la victoire est proche, toujours présente, comme dans cet autre nashîd, écrit cette fois par le beau-frère de Hassan al-Banna :
◦ Le tragique des années de plomb
Pourtant, le grand soir ne se réalisa pas et, en lieu et place, ce furent les années de plomb sous le règne de Nasser. La répression des années 1954-1973 et le passage à la clandestinité ont bloqué l’expérience artistique des Frères. Le nashîd se maintient dans le cadre des prisons ; mais, alors qu’il était porté, dans les années 1930 et 1940, par l’optimisme des premiers instants, sous Nasser le contenu vire au tragique, détention et torture obligent. S’agissant des auteurs, deux personnes vont marquer le nashîd pénitentiaire : Sayyid Qutb, le père du radicalisme islamiste en Égypte, et Hâshim al-Rifâ’î, un étudiant de la faculté des sciences religieuses de l’université du Caire, assassiné dans des conditions jamais vraiment élucidées. Proche des Frères sans en être, il chantait avec brio la douleur et le désespoir des détenus :
Ce n’est pas seulement le ton qui change, mais également le contenu du nashîd. Alors qu’au temps d’Hassan al-Banna les thèmes dominants étaient l’effort en faveur du bien, l’unification des musulmans ou le retour du califat, sous Nasser on observe une nouvelle articulation conceptuelle où dominent deux thèmes : le jihâd, dans son acceptation militante, et « al-ghurba », ce sentiment d’exil intérieur de l’homme réellement pieux dans une société qui va s’éloignant de l’islam. On lui doit toute une littérature dite « littérature de l’exil intérieur » (adab al-ghurba), fondée sur le dit du Prophète : « l’islam a commencé étranger, il finira étranger, heureux soient les étrangers ». Sa’d Surûr, Gamâl Fawzî, Zakariyya al-Tawâbitî, poètes proches des Frères, tous passés par les prisons de Nasser, y abordent les thèmes de la torture, de la persévérance de la foi dans la souffrance, de l’arbitraire ou tout simplement du vécu carcéral. Sous la plume de Sayyid Qutb, on passe ensuite du constat de l’étrangeté à la glorification de l’isolement et du retrait des sociétés ignorantes (al-‘uzla al-shu‘ûriyya). Cela a donné, par exemple, ce nashîd de Sayyid Qutb intitulé « Les étrangers » (al-ghurabâ’) :
L’heure est à la patience et au maintien des idéaux en période de faiblesse, comme dans « Mon frère, tu es libre derrière les barreaux » :
En un temps de faible présence publique des Frères musulmans, alors en pleine réorganisation après leur sortie de prison en 1973, et de rapprochement avec l’Arabie Saoudite, c’est le wahhâbisme qui va donner le ton au nashîd islamiste : les instruments de musique sont bannis à l’exception du duff (petit tambourin). Aux nashîd-s de Sayyid Qutb s’ajoutent ceux des militants syriens en fuite dans le monde arabe après la répression sauvage du régime baathiste contre les Frères musulmans syriens à Hamma en 1982. Sous les plumes de Abu Mâzin, Abu Râtib, Abu Dajjâna, ou encore Moussa Moustafa, la surdétermination du nashîd par le politique et la militance radicale se maintiendra jusqu’au milieu des années 1980 et donnera des nashîd comme « La gloire prochaine », chantée sur fond de galop de cheval, ou celui intitulé « Révolutionnaires, révolutionnaires, révolutionnaires » :
◦ L’institutionnalisation du nashîd et sa sortie du politique
Durant la seconde partie des années 1980, ce qui était jusque-là l’œuvre de personnalités d’exception s’imposant de manière spontanée, s’institutionnalise peu à peu en groupes professionnels, travaillant à temps plein contre rétribution et toujours plus distants de l’encadrement initial que les Frères exerçaient sur le mouvement. Les groupes de nashîd se constituent alors non pas par le haut, selon une stratégie de mobilisation « douce » des Frères, mais bien par le bas, suivant un double processus d’autonomisation et d’institutionnalisation. Plusieurs facteurs ont contribué à cette émancipation du nashîd vis-à-vis du politique en général et de la tutelle des Frères musulmans en particulier : l’expansion de la mouvance islamique, l’intifâda palestinien et la politique des autorités locales des Frères.
En premier lieu, le mouvement islamiste est à nouveau sous la houlette des Frères et partout présent : syndicats professionnels, parlementaires, membres dans les conseils municipaux, ils organisent des manifestations, des prières publiques de célébration de l’‘Îd. Une nouvelle génération fait alors son apparition sans avoir connu le milieu carcéral, soucieuse à la fois de quitter la « culture de la clandestinité » de la génération précédente et d’étendre le projet d’islamisation en dehors de la seule sphère politique. Les regroupements sont multiples et immanquablement accompagnés de nashîd-s. Bientôt, entre Alexandrie et Le Caire, des groupes se forment : al-Hudâ (la juste voix) en 1989, al-Fath (la conquête) Zahra al-Madâ’in (fleurs des villes) et al-Nadâ (la rosée) au tout début des années 1990. Une nouvelle appellation se popularise en Égypte : « al-munshid », le chanteur de chansons religieuses, renvoyant à des hommes, proches ou affiliés aux Frères musulmans, se dévouant pour un genre musical bien nouveau, la prédication chantée.
Un autre facteur a joué : les festivals de musique en soutien à la cause palestinienne. Dès 1987, sous l’instigation des Frères musulmans palestiniens, ceux-ci se développent dans les pays du Levant et au Koweït (à forte concentration palestinienne), à partir de groupes en général proche du Hamas, à la fois très militants et peu salafistes. Cela permet la démultiplication des instruments de musique dans les pays du Levant, alors qu’en Égypte la pression salafiste bloquait tout accompagnement sonore à l’exception du duff, le tambourin. Dès 1989, au moyen des cassettes, le mouvement des festivals de nashîd-s en soutien à l’intifâda trouve un immense écho en Égypte. Sous la supervision des groupes estudiantins des Frères musulmans, il se réorganise sur les campus, en particulier celui d’Alexandrie et s’instaure comme tradition annuelle jusqu’en 1993, lorsque la répression commence à frapper les Frères.
Troisième facteur ayant joué en faveur de l’institutionnalisation et de l’autonomisation de ces groupes vis-à-vis du politique : l’accord donné en 1992 par les bureaux locaux des Frères au Caire et à Alexandrie à ces groupes pour qu’ils puissent se développer à la fois hors de tout contrôle de la confrérie et sans être assujettis aux règles de la prédication classique, c’est-à-dire au bénévolat. En effet, avant cela, les échelons hésitaient quant à la politique à suivre à l’égard de ces groupes essaimant au sein de leurs propres rangs. Certains, plus proches du salafisme, s’en éloignent, comme le shaykh Mohamed Husayn ‘Aisâ, qui interdit aux membres de groupes de nashîd de diriger la prière. D’autres, moins polémiques, se contentent d’imposer un plafond sur les revenus encaissés par ces groupes. C’est ainsi qu’à partir de 1992, libérés du contrôle idéologique de la confrérie, les groupes affranchissent au passage le nashîd de son assujettissement au politique. Désormais, c’est la logique de l’offre et de la demande et non plus les turpitudes de la politique et du rapport de la confrérie au pouvoir qui va être le moteur d’évolution du nashîd. On passe très clairement par les mécanismes de marché.
◦ De l’université au cinq étoiles
Prenons le cas du groupe al-Hudâ. Le groupe se fait connaître dans le cadre des festivals de nashîd-s en soutien à l’intifâda. C’est le shaykh ‘Abbâs al-Sîsî, premier officier à avoir rejoint les Frères musulmans au temps du roi Farûq qui a fondé le groupe en 1989, avec le soutien moral d’Amr Abu Khalîl, ancien militant des groupes islamistes sur le campus d’Alexandrie dans les années 1970, aujourd’hui consultant psychologue sur le site Islamonline. À ses débuts, le groupe se compose de membres du Comité artistique des Frères (al-Lagna al-Fanniyya), institution chargée de la gestion de différentes formes d’expression des Frères : slogans dans les manifestations, sketches dans les universités, paroles des nashîd-s, etc. Ils sont alors sept ou huit, pour la plupart des étudiants de l’université d’Alexandrie. Actifs d’abord dans les espaces classiques de l’action islamique (conférences, manifestations, cérémonies religieuses), ils commencent aussi à animer des mariages, au grand dam de l’aile salafiste de la confrérie, qui tolère difficilement que l’on puisse mettre l’islam en chansons et, pire encore, à en tirer des revenus.
Poussés hors du politique par le courant conservateur des Frères, ils sont aussitôt happés par le marché. Très vite, il faut réserver toujours plus longtemps à l’avance, parfois plusieurs mois sont nécessaires, et on les demande toujours plus haut sur l’échelle sociale. Dans le même temps, le « mariage islamique » s’impose comme norme au sein de la bourgeoisie islamisée. Les hôtels cinq étoiles ou le club huppé al-Samûha se font fort d’offrir des prestations pour ce genre de cérémonie où l’islamité est plus de l’ordre de la morale que de la pratique religieuse spécifique : à Alexandrie, seul le Sheraton s’oppose au mariage islamique, refusant de céder sur la question de l’absence de mixité. Al-Hudâ entre ensuite progressivement sur le marché des cassettes. Dans un premier temps, on les enregistre dans les mariages et on les vend aux invités. Puis les librairies islamiques commencent à les diffuser, ensuite les mosquées. Finalement sort une série de cassettes enregistrées en studio sous le titre générique « Les mariages d’al-Hudâ ».
La success story d’al-Hudâ a survécu à la répression du milieu des années 1990. Déjà suffisamment autonome par rapport aux Frères musulmans pour ne pas être confondu avec eux, le groupe entame alors sa banalisation à plusieurs niveaux. Dans le domaine musical, contre tous les principes salafistes, batterie, instruments à vent, synthétiseurs sont utilisés pour des compositions rythmiques oscillant entre les deux registres de la pop arabe (shabâbî) et de la musique populaire (sha’bî). Quant au contenu des chansons, il s’est aussi nettement assoupli : les appels révolutionnaires ont disparu et l’orientation prosélyte a sensiblement diminué – même s’il leur arrive encore de chanter pour les Frères dans des manifestations de soutien à l’intifâda ou lors de cérémonies religieuses.
Une deuxième génération apparaît à la fin des années 1990. Plus professionnelle, toujours proche des Frères musulmans, elle a définitivement tourné le dos à la politique. Moins d’ailleurs en raison d’un revirement idéologique qu’en raison des contraintes structurelles des nouveaux espaces que al-Hudâ occupe. Car lors d’un mariage dans un hôtel ou dans un club huppé, fût-il « islamique », on parle de religion en termes de romance et non en termes de jihâd. Le groupe s’ouvre au répertoire de la romance. Ce qui le renvoie progressivement à cette culture du chant populaire que le salafisme s’était attaché pendant près d’un quart de siècle à combattre. Si leurs deux dernières cassettes, « Des mariages avec al-Hudâ », restent travaillées par le religieux, celui-ci est définitivement lyrique et non révolutionnaire : « Les oiseaux du paradis », « Le rossignol des mariages », « Ô hûr du paradis », « Fiancé de notre islam ».
La destinée du groupe de femmes Sundus (du nom de la soie composant les habits des élus du paradis) est en tout point pareille. Une dynamique d’institutionnalisation « par le bas » suit son cours, où l’on voit les jeunesses pieuses s’affirmer dans le religieux tout en développant une position critique ou distanciée vis-à-vis de l’idéal salafiste. Tout commence au sein d’un groupe de femmes de l’université du Caire, la plupart membres des facultés d’ingénierie et de médecine. À l’université, elles organisaient pour les fiancées, peu avant le mariage, des fêtes dont le but était de « faire entrer de la joie dans le cœur de la fiancée », selon Rihâb Salâma, la responsable du groupe. À la fin des années 1990, on leur demande de venir animer des soirées en dehors du cadre universitaire. La question de la professionnalisation et de la rétribution se pose alors. Elles y répondent au début par des prix symboliques destinés à couvrir les coûts de fonctionnement sans autres salaires ou revenus. Les rétributions leur permettent d’améliorer la qualité de leurs instruments, elles s’inventent un uniforme et finalement se donnent un nom, Sundus, choisi après consultation autour d’elles. Le premier « groupe de musique islamique » de femmes est alors créé. Finalement, elles renoncent au bénévolat et, face aux critiques des autres groupes de femmes, qui considèrent que professionnalisme (c’est-à-dire prise de bénéfices) et prédication sont contradictoires, Rihâb Salâma rétorque : « Pourquoi faudrait-il s’attendre à ce que tout projet islamique soit altruiste ? Est-ce que l’islam serait contre le gain ? » Effectivement, leur succès les a poussées elles aussi jusque dans les hôtels cinq étoiles. L’été, elles présentent plus de cinq spectacles par semaine, allant de la soirée de henné aux soirées de fiançailles en passant par les « fêtes de hijâb », ce qui les a poussées vers l’orgue électronique, car les tambourins devenaient trop épuisants, et, pour la même raison, vers l’utilisation de microphones. La multiplication des cadres, mais aussi leur progressive ouverture vers un public non engagé, les ont poussées à diversifier leur répertoire, dans un contexte d’offre limitée de nashîd-s religieux, de surcroît jamais destinés aux femmes. « La scène islamique ne nous offrait pas ce qu’il fallait pour cette nouvelle diversité ; on ne pouvait chanter les mêmes strophes sauf à sombrer dans la routine », déclare Rihâb Salâma. Elles sont alors contraintes de plaquer des paroles islamiques sur des chansons arabes classiques ou de reprendre celles-ci, quitte à supprimer des « couplets inadéquats reli-gieusement », ce qu’elles firent dans leur premier album, « Comme des filles ». À nouveau, la religion est rattrapée par la culture et l’islamité se définit non pas en dehors, mais bien à l’intérieur de la culture, dans une logique de censure et d’amputation.
◦ Du nashîd à la « chanson islamique »
Les trajectoires d’al-Hudâ et de Sundus sont exemplaires. À travers des expériences du même ordre, le nashîd, nouveau genre musical, s’impose comme marqueur des dynamiques d’islamisation. Ils sont aujourd’hui plus de cinquante groupes à se partager le marché entre Le Caire et Alexandrie principalement. Tradition réinventée par excellence, le nashîd s’inscrit dans un premier temps à la fois dans la geste révolutionnaire, l’imaginaire salafiste et le souci identitaire. Il accompagne ensuite, sur le terrain musical, le voile sur la scène vestimentaire, les tables de charité dans les espaces de la bienfaisance, les nouveaux prêcheurs ou l’essor des sociétés islamiques de placement de fond dans le champ économique. Autant de motifs de l’islamisation qui, dans les années 1990, s’inscrivent dans une logique générale de dépolitisation et sont recomposés par les logiques de marché et la culture de masse, tout en se rouvrant aux syncrétismes après trente ans de « clôture identitaire » (Alain Roussillon).
On parle désormais autant de nashîd que de « chanson islamique » (ughniyya islâmiyya) et très vite, le procès d’affranchissement de la matrice salafiste se met en place. Des groupes spécialisés pour l’animation des cérémonies privées (mariages islamiques, fêtes de naissance, ou de circoncision) se lancent sur le marché des cassettes. Vu les circonstances, ils sont contraints de s’inscrire dans un imaginaire de facto douceâtre, sinon festif : Andalûsiyya, Basma al-Andaluss (L’empreinte de l’Andalousie), Taghârîd (Le chant des oiseaux), al-Sirâj (Le lampion), al-Zaman al-Jamîl (Le bon vieux temps), al-Nadâ (La rosée), Marhaba (Bienvenue). Stricts au départ, ils tenaient encore au principe de séparation des sexes. Les deux groupes de femmes al-Sundus et Zahra al-Banât (Les fleurs des filles) ne chantaient que pour les femmes dans des fêtes à part. Et ces femmes n’avaient pas accès au marché des cassettes : la voix de la femme signifiant le désir, donc le désordre, est proscrite aux oreilles masculines. Elles rusèrent alors en engageant pour les enregistrements en studio une fille encore pubèr. Cela dit, l’organisation du mariage n’étant pas du ressort du groupe, les normes sont définies par les hôtes de la soirée. Or curieusement, alors qu’à l’évidence les normes de respectabilité sont, d’une manière générale, à la hausse, dans ce cas on peut observer une relative décompression. Au début, hommes et femmes étaient dans des salles séparées, puis dans une même salle. Car, par effet de mimétisme, le « mariage islamique » s’étend au-delà des cercles militants, s’impose comme une norme de respectabilité d’une bourgeoisie pieuse, laquelle n’est pas pour autant prête à adopter la vision salafiste. La cohérence de l’islamisation est comme victime de son succès.
Quant aux groupes à vocation pédagogique, non poussés au lyrisme par le cadre du mariage, ils peuvent maintenir une orientation moins lyrique : ainsi al-Wa’d (La promesse), al-Jîl (La génération), al-Amal (L’espoir), al-Nûr (La lumière). En revanche, moins contrôlés par une logique de demande directe, ils peuvent se permettre plus d’innovations dans la musique. Un groupe comme al-Jîl, par exemple, oscille dans son dernier album entre une rythmique arabe new age et le jazz, un peu à la façon d’un Rabî‘ Abu Khalîl. Et pour la première fois dans l’histoire de la chanson islamiste, un vidéo-clip est prévu. Ici, la décompression des normes salafistes par effet de champ est autre. Ce n’est pas l’esprit du mariage qui joue, mais les règles propres de la performance musicale allant de pair avec leur professionnalisation : les musiciens d’al-Nûr, par exemple, se consacrent désormais exclusivement à la musique. Car il faut des professionnels de la musique, ce qui est, ou plutôt était, en contradiction avec la militance. La compétence succède à l’affiliation idéologique dans le recrutement de la plupart des groupes présents sur le marché des cassettes. « L’islamité » n’a pas disparu, mais elle tend à se redéfinir sur des bases moins politiques que morales (la réputation, la piété, la respectabilité), c’est-à-dire issues de la société et non de l’esprit des groupes qui entendaient la réformer. Quant aux compositeurs, ils sont recrutés sans aucune considération de type religieux : Hassan Ish Ish ou Bâher Harîrî, par exemple, tout sauf islamistes, sont des habitués du star système égyptien.
Les innovations, tant dans le contenu de ce qui est désormais considéré comme « la chanson islamique » que dans sa musique, ne se sont pas arrêtées depuis que ces groupes s’autonomisent de la tutelle directe des Frères musulmans. Ce sont d’abord les classiques de la militance qui perdent de leur mordant. « Nous te répondons, islam de l’héroïsme », « Révolutionnaires » ou « Je reviens » de Youssif al-Qaradâwî, anciennement entonné sans musique, sont mis en musique sur des rythmes agressifs, comme il sied à tout chant révolutionnaire. Puis, dans la bouche des groupes de nashîd qui les chantent encore, comme al-Jîl ou Kunûz, le ton s’apaise. Quand le groupe Kunûz (Trésors) lance sa série de cassettes sur le thème « Signes de la victoire » consacré à la Palestine, avec des chansons comme « Prends garde aux pierres », la dilution de l’ardeur révolutionnaire dans la culture de masse est évidente. Le nashîd « radidî ya jibâl » (« Réponds ô montagne, réponds ô faîte, nous suivons notre Prophète ») est repris par Kunûz avec une voix calme et en musique. Le martyre suscite désormais moins l’euphorie (« Hulule ô mère de martyr ; répète pour lui les plus beaux nashîd », disaient les anciens) que la tristesse : ainsi dans « Mon cœur est avec toi », de Kunûz. Partout, le contenu aussi tend à s’adoucir et la romance fait son chemin (« L’appel de l’amour » par le groupe al-Sirâj), mais aussi la tendresse, fût-elle teintée de kitsch (« Salut ô bébé, tu illumines notre foyer », chantait le groupe « Le bon vieux temps » à une cérémonie de naissance). L’humour aussi progresse ; al-Wa‘d a ainsi intitulé son dernier album « Nous l’avons marié et en avons fini avec lui » et le groupe « Trésors » (Kunûz) a ce couplet : « Qu’il est beau, qu’il est beau, notre fiancé est perdu dans son orgueil. »
Clairement, les chevauchements entre chanson militante et culture de masse s’intensifient tout au long des années 1990. Ainsi du remploi de rythmes de la pop arabe sur lesquels sont plaquées des paroles à thèmes jugés islamiques. Par exemple, la chanson d’Amr Diab « Attirance » : « Depuis tant d’années à toi je suis… et dans ton amour mon esprit est pris. » Reprise dans les fêtes islamistes, elle devient : « Depuis tant d’années et moi, ma religion c’est l’islam… et ma loi à moi, c’est le Coran et la Sunna. » Sur le mode de la dérision cette fois, la chanson populaire « Allô, Papa où es-tu ? » devient « Allô, Musulman où es-tu ? », sous-entendu, naturellement, face aux injustices dont « l’islam » est la victime. Plus sérieuses, la chanson de Sabâh « À ce retour » a été reprise par Basma al-Andaluss et celle de Sharîn « Encore une blessure » est en phase d’adaptation islamisée elle aussi.
Passage par la pop arabe, mais retour du populaire aussi, à l’image des chansons islamiques d’enfants ou de la réaffirmation dans les mariages islamiques d’usages traditionnels, articulés sur un imaginaire toujours plus en peine de définir sa spécificité. Dans les mariages traditionnels, les noms des personnalités présentes d’une certaine importance sont invoqués, occasion cette fois de les gommer pour leur substituer les icônes de la militance :
Ainsi, à la frontière du nashîd islamiste et de la culture de masse, un nouveau genre musical se constitue, ce qu’on appelle « la chanson populaire islamique » (al-ughniyya al-sha’biyya al-islâmiyya). Il emprunte à des répertoires divers, allant des hymnes traditionnels au jazz en passant par une version islamisée de la pop égyptienne (la musique « jeune », shabâbî) qui de son côté recourt toujours plus au religieux alors que tout le monde passe au politique durant l’intifâda, mais dans le cadre d’une culture de masse bien aseptisée. Car la dépolitisation du nashîd signifie moins la disparition de thèmes politiques des chansons que la banalisation de la manière dont le politique est abordé. On revient à une forme de nationalisme arabe teinté de religieux où tout le monde, toutes tendances confondues, se complaît. Le groupe al-Jîl, constitué d’anciens des Frères musulmans, est allé jusqu’à reprendre la chanson de Julia Boutros, chrétienne de confession, « qâti’a », (« Boycott »), qui appelle au boycott des produits israéliens.
Avec la double popularisation du nashîd – il s’étend hors des cercles islamistes proprement dit ; il banalise le contenu et le rythme de ses chansons – et la recomposition générale des normes régissant l’espace public autour du religieux, c’est aux chanteurs de la pop arabe de s’inscrire dans le religieux. Amr Diab fait dans le nashîd soufi (« Ô Prophète de Dieu, ô Mohamed »), Mohamed Fu’âd dans les louanges religieuses avec « La vérité ». Moustapha Qamar place deux chansons religieuses dans son dernier film « Cœur vaillant » et y ajoute des invocations a capella sous le titre « Le miséricordieux ». Quant à l’album de Mohamed al-Helwa consacré à la Palestine (« Jérusalem crie »), il contient plusieurs chansons à contenu religieux. Les femmes aussi surfent sur la vague de ce qui n’est résolument plus cet « art engagé » que souhaitait Hassan al-Banna : ainsi Samîra Sa‘îd avec « Le Créateur grandiose » et « Dieu est grand », ou Anghâm. À l’« enculturation » du nashîd répond alors l’islamisation de certains pans de la culture dans un procès d’indifférenciation où, à l’islamisation de certaines normes, répond aussitôt le retournement du sens de ces normes islamisées, le tout sur fond d’extraversion culturelle. Prenons le cas de Mohamed Mounir. Avec son dernier album, « La terre, la paix », il consacre un disque entier aux louanges soufies en s’inspirant de l’héritage des deux confréries de la Shadhiliyya et de la Mîrghâniyya, deux confréries implantées dans sa Nubie natale. Retour aux racines par le religieux ? Sans doute, mais c’est aussi cet album-là qui lui a permis de gagner une certaine popularité à l’étranger, c’est son premier album enregistré en Occident. Et surtout, son message affiché (le dialogue culturel et le prêche pour un islam pacifique) le situe bien au cœur de l’actualité.
Ainsi, recomposé au sein d’une mouvance islamiste-salafiste en train de s’ouvrir à nouveau sur la culture environnante ou réapproprié par la pop arabe, le nashîd (ex)islamique est maintenant bien intégré dans une culture de masse moins islamisée que pluraliste, où l’islam a sa place, y compris dans les cultures jeunes, sans qu’il les absorbe pour autant. Une fois de plus, l’expansion de l’islam semble se faire au détriment des islamistes, car on s’éloigne autant de l’imaginaire salafiste que de l’art engagé, donc du politique.
◦ Sous la globalisation, la culture
41 Le « néo-fondamentalisme », dans ses versions radicales ou pacifiques, reste sans aucun doute la voie royale de sortie des « islamo-nationalismes ». S’opposant à l’idée même de culture locale au nom de l’universalisme du référent religieux, il propose un islam universaliste, un modèle applicable partout car enraciné nulle part et donc particulièrement adapté aux réalités de la mondialisation. Il est pourtant d’autres manières de sortir de l’islam politique tout en restant dans l’islam et en s’inscrivant dans les dynamiques de la globalisation. La recomposition des motifs de l’islamisation par la culture de masse en est une. La petite histoire du nashîd (ex)islamiste a bien montré comment il est possible, pour un répertoire islamique donné, un moment instrumentalisé par les Frères musulmans, de reconquérir son autonomie vis-à-vis du politique en dehors de la « matrice salafiste ».
42 Au salafisme est opposée l’idée du loisir, de l’esthétique, des sens. C’est la culture qui s’impose à nouveau dans les marges d’une dynamique d’islamisation qui s’est pourtant largement construite contre elle – l’islam universaliste et éthéré du salafisme s’opposant aux traditions locales au nom de leur écart supposé avec les réalités du dogme bien compris. En revanche, cette culture ne relève pas de la culture traditionnelle qu’abhorre le salafisme, elle est une culture jeune vivant aux rythmes de son temps. Ainsi, dans les différents remplois que les groupes de nashîd font aux répertoires locaux, la musique arabe classique est largement ignorée. C’est sur Amr Diab et Sherine, stars de la pop arabe du moment, que l’on s’appuie tandis qu’à ce jour, il n’existe pas de version islamisée de Umm Kalthûm. Cette culture, au demeurant, se décline au pluriel, elle témoigne d’une incompressible diversité, en dépit de la morne uniformité proposée par la visée salafiste.
Car, d’une part, la culture où puisent ces groupes est en soi diversifiée. Sur le plan rythmique, c’est la musique arabe, fût-elle chrétienne (Julia Boutros, Fairouz). Elle participe aussi de l’imaginaire religieux traditionnel, comme le montrent, par exemple, les remplois des paroles populaires lancées lors des mariages. Elle traduit chez certains l’influence du world beat, ainsi du jazz chez al-Jîl. Du local au global en passant par le régional, tous les répertoires culturels sont réinvestis, à l’image de la culture égyptienne contemporaine où, n’en déplaise aux puristes de tous poils, nationalistes ou salafistes, les syncrétismes sont de mise. La recomposition par le marché, c’est donc aussi la réaffirmation de la primauté de la culture et la dilution consécutive de la spécificité de ce qui se faisait au nom du religieux, dans un contexte plus général où la référence à l’islam est certes présente, mais où son appropriation n’est plus le monopole d’une tendance ou d’un courant donné.
D’autre part, sur le plan international, le nashîd a aussi témoigné de sa capacité de réancrage dans les différentes cultures jeunes. Aux États-Unis, c’est dans le cadre du hip-hop qu’il s’enracine comme expression à la fois d’un prosélytisme religieux et comme élément d’une nouvelle culture black réarticulée autour de l’islam. Dans le Sud-Est asiatique, le nashîd surfe sur les tendances new age avec Raihan ou Qatrunada. S’il les précède de quelques années, c’est sur les rythmes des films indiens que Rhoma Irama, l’ex-rockeur islamiste indo-nésien, lance les mots de sa dakwat, de sa prédication. En Hollande le groupe al-Hudâ, formé de ressortissants marocains de tendance islamiste, s’est quant à lui mis au rock. En France, le rap islamique débarque dans les banlieues avec, par exemple, New African Poets, groupe d’anciens supporters de l’Union des Organisations Islamiques de France ayant maintenant déserté le terrain glissant de la politique pour une prose plus « blues de banlieue », où le mysticisme et l’amertume de ces récents convertis à la confrérie de la Budishishiyya succèdent à l’esprit de prédication d’hier. S’étant mis au diapason des imaginaires métisses de ceux qui s’en réclament en chansons, l’islam porte maintenant la revendication black aux États-Unis, le blues ou la révolte des banlieues en France. En Indonésie comme en Égypte, le romantisme d’un islam soft se renforce, dégagé des interdits salafistes d’antan, en s’appuyant sur des rythmes locaux aux saveurs d’un world beat résolument new age.
En d’autres termes, la revanche de la culture, qui partout ancre les motifs de l’islamisation dans les réalités locales, témoigne bien de l’échec, non de l’islam politique, mais de l’universalisme salafiste défini comme la volonté d’instaurer un islam acculturé au sens premier du terme, ou « déterritorialisé », selon l’expression d’Olivier Roy. En lieu et place, un universalisme plus vivant s’instaure, où les réalités indexées sur le référentiel religieux se vivent, de manière non avouée mais réelle, dans le syncrétisme et l’extraversion. Ni contre-projet, ni déconstruction interne, cette contestation silencieuse du salafisme est simplement une réalité parallèle, suggérant qu’il convient peut-être moins d’opposer au salafisme un réformisme au fond tout aussi désincarné, que l’évolution de facto des pratiques propres à ce qu’on appelle l’islamisation.
Vingtième Siècle. Revue d'histoire
2/2004 (no 82)
http://www.cairn.info/revue-vingtieme-siecle-revue-d-histoire-2004-2-page-91.htm